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Interview Series: Sudan – Part 1: Interview with Jérôme Tubiana


MagkaSama Team - September 5, 2018
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The MagkaSama Project Interview Series: Sudan is an ongoing collection of interviews with experts, organizations and journalists. Our first interview features independent researcher specialized in Sudan, South Sudan and Chad Jerome Tubiana. His publications include the books Chroniques du Darfour (Glénat, 2010) and Guantánamo Kid (Dargaud, 2018)

We regularly mention his reports for Small Arms Survey and the International Crisis Group, and his knowledge of the region is well respected. We asked him questions about Sudan, and he gave straight answers. This interview is only available in French but you can use this link to translate it.

Nous avons décidé de vous proposer une série d’interviews concernant le Soudan en posant des questions précises à des associations, des experts et des journalistes qui connaissent très bien le Soudan, le Darfour, le Soudan du Sud et l’ensemble de la région. D’autres travaillent en étroite collaboration avec la diaspora soudanaise. Ils ont tous accepté de répondre à nos questions en y apportant des réponses précieuses qui nous permettent de mieux comprendre ce qu’il se joue actuellement : nous abordons avec eux la question des migrants, les relations des Etats-Unis et de l’Europe avec le régime de Khartoum, la géopolitique dans la région, ce que vivent les populations du Darfour et plus largement du Soudan, les actions de mobilisation et de soutien des associations…

Cette série spéciale compte 4 parties, certaines interviews ont été réalisées en français, d’autres en anglais. Nous vous proposons aujourd’hui de découvrir la première partie avec nos questions posées à Jérôme Tubiana. Journaliste, spécialiste de la Corne de l’Afrique et du Sahel, chercheur pour l’International Crisis Group et Small Arms Survey, il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages dont Chroniques du Darfour (Glénat, 2010) et Guantánamo Kid (Dargaud, 2018). Ceux qui ont assisté à la projection du film-documentaire ‘The Heart of Nuba‘ que nous avons organisée en décembre 2016 à l’Hôtel de Ville de Paris ont pu le rencontrer lors de la soirée puisque Jérôme Tubiana était l’un des invités du panel d’experts que nous avions convié.

Interview Series: Sudan – Part 1: Interview with Jérôme Tubiana

MagkaSama : Bonjour Jérôme Tubiana, pourriez-vous vous présenter à ceux qui nous lisent, en indiquant votre parcours et vos activités actuelles ?

Jérôme Tubiana : J’ai d’abord été journaliste, depuis une vingtaine d’années, spécialisé sur les questions d’environnement ainsi que sur les conflits et les crises humanitaires dans la Corne de l’Afrique et au Sahel. A partir de 2004, j’ai travaillé comme chercheur sur le conflit du Darfour, ainsi que les conflits dans l’est du Tchad, les autres conflits soudanais (monts Nuba, Nil Bleu), le nouveau conflit au Soudan du Sud à partir de 2013, et les questions de migrations. Depuis je travaille essentiellement comme chercheur pour des think tanks (International Crisis Group, Small Arms Survey), des organisations humanitaires et de défense des droits de l’homme. J’ai aussi été expert régional du Panel du Conseil de sécurité des Nations Unies sur le Soudan, et j’ai travaillé pour la médiation de l’ Union Africaine et des Nations Unies sur le Darfour. J’ai continué d’écrire, de temps à autres, des reportages dans la presse française et étrangère. Je suis aussi l’auteur du récit photographique Chroniques du Darfour (Glénat, 2010), et plus récemment du roman graphique Guantánamo Kid (Dargaud, 2018). En ce moment, je travaille sur les questions de migration pour Médecins Sans Frontière et le think tank néerlandais Clingendael.

En décembre 2016, nous avons eu le plaisir de vous compter parmi les invités de notre panel d’experts lors de la projection du film de Kenneth A. Carlson ‘The Heart of Nuba’ que nous avons organisée à Paris lors d’une soirée spéciale consacrée au Soudan. Le documentaire présente le difficile travail du Docteur Tom Catena dans les Monts Nouba, dans le sud du Soudan. Les populations et l’hôpital Mother of Mercy sont régulièrement bombardés par l’armée Soudanaise, et cela fait plusieurs décennies que la guerre fait rage dans la région.

Pourriez-vous nous expliquer pourquoi un tel acharnement sur ces populations et quelles en sont les conséquences ?

J’ai moi-même été dans les monts Nuba en 2012, un an après la reprise du conflit dans cette région, et j’ai moi-même été surpris par la similitude de la manière dont le gouvernement y menait la guerre avec la manière dont il la menait au Darfour. C’est-à-dire ce ciblage systématique des populations civiles sur une base ethnique, alors-même que cela se révèle souvent contre-productif, puisque cela pousse, voire oblige, des communautés qui au départ ne sont pas attirées par la rébellion, à la rejoindre. Le chercheur Alex de Waal, qui a évoqué un génocide dans les monts Nuba lors du premier conflit dans cette zone dans les années 1980, a ensuite évoqué, au début du conflit du Darfour en 2003-2004, un génocide “par habitude”. Et même si on a pu discuter par la suite de la pertinence du terme de génocide, notamment au regard de la différence de compréhension du terme en droit et par le grand public, je suis frappé par la justice du terme “habitude”. Il y a à Khartoum un régime (ou plutôt des régimes, car la violence du gouvernement central dans les périphéries soudanaises a commencé avant l’arrivée au pouvoir d’Omar El-Béchir en 1989) qui mène une guerre extrêmement violente contre les rébellions et les civils des périphéries de la même manière depuis des décennies parce qu’ils sont incapables de faire la guerre d’une manière différente, et en particulier de distinguer civils et combattants. Cela implique que sur une base ethnique, certains civils sont systématiquement considérés comme des rebelles, et d’autres armés comme milices supplétives du gouvernement. L’habitude, cette aussi l’incapacité du régime de mettre fin à cette guerre, qui fait que finalement, le pouvoir central poursuit une longue et interminable guerre contre ces périphéries, commencée dès les années 1950 : d’abord au Sud-Soudan, aujourd’hui indépendant, puis dans les monts Nuba, au Nil Bleu, dans l’Est, et au Darfour. La continuité entre ces conflits apparemment distincts est évidente. Il faut se rappeler que la guerre au Sud-Soudan, dans les années 1990, était qualifiée de djihad, qui donnait justement une forme de légalité – islamiste – aux exactions commises par les forces gouvernementales, dont des milices de moudjahidines, contre les civils sud-soudanais. Dans les monts Nuba aussi, même si la population est en grande partie musulmane, la guerre a été qualifiée de djihad, et les Nuba musulmans considérés comme pro-rebelles ont reçu le label “d’apostats”. Au Darfour, le régime n’a pas osé évoquer un djihad, mais certaines des forces gouvernementales ont justifié leurs exactions, y compris des viols, par cette notion de djihad. A l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, Omar El-Béchir a déclaré que le Soudan était désormais totalement musulman et aussi arabe, indiquant clairement qu’il n’y aurait désormais plus de place au Soudan pour les non-musulmans et les non-arabes, à contre-courant de la réalité historique soudanaise et de la mixité ethnique du pays. Au-delà de la distinction religieuse, il y a bien une fracture identitaire voire raciale qui n’a cessé de s’aggraver. Même si cela n’a pas de base historique réelle, le centre se veut de plus en plus “arabe” et prend ses références culturelles dans le monde arabe. Cela implique que les représentants de ce centre ne sentent pas vraiment chez eux dans les périphéries, et donc ne considèrent pas ces périphéries comme faisant vraiment partie du Soudan. C’est ce qui explique que les politiques du centre dans les périphéries aient une dimension coloniale, par exemple d’accaparement des terres, qui rappelle d’autres politiques coloniales menées aux Etats-Unis au XIXe siècle ou plus récemment en Palestine. La dimension purificatrice qui apparaît parfois dans les épisodes de violence dans les conflits soudanais, depuis plus d’un demi-siècle, découle de cette mentalité coloniale au centre mais aussi, comme souvent quand il y a purification, d’une peur : la peur du centre, minoritaire, d’être peu à peu submergé par ces populations des périphéries, plus importantes et dynamiques démographiquement, et considérées comme plus légitimes en terme d’indigénité. La dimension raciale, et la référence à l’esclavage, est bien présente aussi. Les Darfouriens et les Nuba sont souvent appelés “abid” esclaves, bien qu’historiquement le sultanat non-arabe du Darfour ait largement dû sa prospérité au commerce des esclaves.

C’est à Khartoum, la capitale Soudanaise, que se sont déroulées les dernières négociations entre le président sud-soudanais Salva Kiir et le chef rebelle Riek Machar. Le président Omar Al Bashir (qui est rappelons-le, sous le coup de deux mandats d’arrêts internationaux pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et pour génocide au Darfour) est connu pour être à l’origine de nombreux conflits dans la région, notamment lors de l’indépendance du Soudan du Sud avec le conflit pétrolier d’Abyei toujours pas résolu à ce jour.

Quels sont les intérêts d’Al Bashir à gérer cette médiation et n’est-ce pas le signe d’un désengagement de la communauté internationale de la région ?

Le cas d’Abyei est un cas particulier, puisqu’il s’agit véritablement d’une zone disputée, sur laquelle la communauté internationale a été incapable d’imposer un arbitrage ou un compromis, qui pourrait par exemple impliquer une conception ouverte de la nouvelle frontière entre Soudan et Soudan du Sud, et de la citoyenneté des résidents permanents et temporaires d’Abyei. Mais les deux régimes à Khartoum et Juba sont incapables de résoudre le problème, car chacun d’entre eux a besoin du soutien des communautés (Dinka et Arabe Misseriya) en conflit à Abyei. Avec la nouvelle guerre civile au Soudan du Sud depuis 2013, Salva Kiir, en particulier, a tout intérêt à geler le problème d’Abyei.
En dehors d’Abyei, Khartoum n’a pas cessé d’intervenir militairement au Soudan du Sud, notamment en y soutenant des groupes armés hostiles au pouvoir à Juba, en particulier pendant la période de transition (2005-2011), mais aussi, dans une moindre mesure, depuis l’indépendance en 2011 et la guerre de 2013. C’est aussi ce qui fait que Khartoum a des leviers sur l’opposition armée sud-soudanaise, notamment sur Riek Machar, le principal rival de Kiir. Aujourd’hui, Khartoum tente d’utiliser ses leviers pour imposer, sinon une paix et une réconciliation véritables, un retour à la normale et au statu quo ante 2013 aux deux rivaux. On assiste donc au schéma classique du pompier pyromane, ou plutôt du pyromane devenu pompier. Le bénéfice diplomatique est évident : Khartoum, déjà allié de l’Occident contre le terrorisme et contre les migrants, se présente désormais comme un faiseur de paix et une puissance régionale. Et oui, cela témoigne non seulement du désengagement mais aussi de l’impuissance de la communauté internationale dans la région, puisque El-Béchir semble capable de réussir là où les Etats-Unis, l’Union Africaine, et l’Ethiopie ont échoué. En outre, cela permet à Khartoum de se rapprocher encore davantage des Etats-Unis mais aussi de l’Ouganda et de l’Ethiopie, qui a besoin du Soudan comme allié contre l’Egypte dans le cadre de la compétition entre les deux pays sur le contrôle des eaux du Nil, bien plus essentiel pour Addis Abeba que la guerre au Soudan du Sud.

Al Bashir est en quête de légitimité, les Etats-Unis travaillent avec le Soudan en terme de lutte anti-terroriste, l’Europe collabore avec les autorités soudanaises et finance même le pays afin de réguler le flux migratoire. Une collaboration avec un régime dont le président est recherché par la Cour Pénale Internationale et dont les émissaires peuvent librement se rendre dans les centres de rétention Européens afin d’en extraire les opposants demandeurs d’asile, comme cela a été révélé par Le Monde en octobre 2017. Sans que cela n’interpelle pour autant les autorités françaises. A noter qu’un récent article publié sur le site IRIN fait état de corruption et de pots de vin impliquant les autorités du pays dans les centres de l’UNHCR au Soudan.

En plus de la répression au Soudan et dans ses régions (Darfour, Nil Bleu…), celle-ci se fait désormais aussi dans les centres gérés par l’UNHCR et sur le sol Européen dans la plus totale indifférence. Comment l’expliquez-vous et qu’est-ce que cela implique en terme de géo-politique ? Jusqu’où ces collaborations peuvent-elles aller ?

L’indifférence européenne quant à ces dérives est clairement due à la panique des dirigeants européens sur la question migratoire : les dirigeants européens affirment que la migration est la raison de la montée de l’extrême droite en Europe, et qu’il faut donc satisfaire, au moins en partie, aux demandes de l’extrême droite pour éviter que celle-ci ne parvienne encore davantage au pouvoir et que l’Europe n’explose. Je ne ferais pas de commentaire sur l’absurdité et le cynisme d’un tel raisonnement, mais il est clair qu’il ne s’agit pas seulement de dérives mais de violations de règles de droit qui sont justement le fondement des valeurs européennes. Faire des interrogatoires de demandeurs d’asile soudanais en présence de représentants du gouvernement et des services du gouvernement soudanais, et renvoyer des demandeurs d’asile soudanais au Soudan, est illégal. De telles pratiques ont fait scandale en Belgique mais n’ont malheureusement pas provoqué le moindre débat en France, bien que la France soit le pays d’Europe qui ait le plus renvoyé de demandeurs d’asile soudanais dans leur pays, et qu’on sait que certains d’entre eux ont été arrêtés et torturé à leur arrivée. Les responsables français et européens de ces expulsions illégales sont complices de ces violences et devraient être jugés.
En terme politique, Khartoum, et c’est de bonne guerre, a réussi à se rapprocher de l’Europe sur le dossier migratoire, mais ce qui est étonnant c’est que cela s’est fait sans grande contrepartie. De fait, certains dirigeants soudanais se sont même payés le luxe de faire publiquement du chantage à l’Union européenne, en menaçant d’ouvrir leur frontière aux migrants si l’UE ne payait pas plus. En outre, mes enquêtes et celles d’autres chercheurs et journalistes montrent que les forces soudanaises censées bloquer les migrants sont elles-mêmes devenues les principaux trafiquants de migrants entre le Soudan et la Libye. En principe, ces faits devraient être de nature à remettre en cause la politique migratoire européenne au Soudan…

Toujours sur le thème des migrants que vous connaissez particulièrement bien. L’année dernière vous avez publié dans la Revue XXI un article (‘Pirates au Sahara’) qui détaillait comment s’organise le passage des migrants entre le Niger et la Libye, et comment les passeurs du Nord Niger sont passé de la contrebande au trafic humain. Les convois sont organisés et protégés car régulièrement attaqués par des ‘coupeurs de route’, et les migrants sont parfois abandonnés, vendus ou même rançonnés. L’Union européenne a pourtant promis au gouvernement nigérien une enveloppe de 140 millions d’euros pour démanteler les filières de passeurs.

Qu’en est-il exactement sur place ? D’où viennent ces migrants, où vont-ils et comment le Niger gère-t-il la situation ?

Jusqu’en 2016, la route entre Niger et Libye était la principale route migratoire vers la Méditerranée pour des migrants, en grande partie économiques, d’Afrique sub-saharienne. Le transport des migrants par de jeunes chauffeurs des communautés du Sahara nigérien était relativement sûr et même encouragé par le gouvernement car c’était une source de revenus importante pour les communautés du nord Niger et aussi pour les autorités. Pauvre et subissant une grave crise économique, le Niger n’a eu d’autre choix que de se soumettre à la demande de l’UE de bloquer la migration, même si cela crée beaucoup de mécontents et menace la stabilité, déjà fragile, du nord du Niger. De fait, si certains passeurs ont préféré arrêter ce travail, la filière s’est aussi, comme souvent en cas de passage de la légalité à l’illégalité, professionnalisée et criminalisée. Certains anciens passeurs ont aussi rejoint des groupes armés en Libye ou au Mali.

Au nord et à l’est du Niger, vous appelez la région formée par les 3 pays : Tchad / Soudan / Lybie le triangle du diable (‘evil triangle’). Il y a des liens étroits qui unissent ces pays, par exemple : le Président du Tchad, Idriss Déby est issu de l’ethnie Zaghawa que l’on retrouve parmi les rebelles du Darfour, à l’ouest du Soudan. L’ancien Premier ministre soudanais Sadeq al-Mahdi était soutenu dans les années 80 par le Guide Mouammar Kadhafi. En 2007, ce dernier avait même organisé à Tripoli une conférence internationale de paix au Darfour. Et plus récemment, le gouvernement de transition Libyen semble vouloir se rapprocher du Soudan…

Quels sont les enjeux politiques et économiques dans cette région, délaissée par la communauté internationale comme nous l’évoquions précédemment ?

“Evil triangle”, je ne sais pas si le terme est si bien choisi mais j’ai surtout parlé de turbulent triangle, en tout cas c’est effectivement un vieux triangle, dont l’importance stratégique avait bien été perçue au moment des tentatives expansionnistes de Kadhafi vers l’Afrique sub-saharienne, dans les années 1980. Ce triangle s’est de facto ré-activé au moment de la chute de Kadhafi, puisque, d’une manière discrète, le Soudan a tout de suite compris l’intérêt qu’il pouvait avoir dans cette chute, et dans la présence parmi les révolutionnaires libyens d’alliés potentiels, dont des Frères musulmans. Pour Khartoum, l’enjeu est d’abord d’empêcher les rebelles du Darfour de trouver des soutiens en Libye puis, si possible, d’installer un régime allié à Kadhafi. Ce qui est curieux, c’est que si les Etats-Unis ont clairement demandé au Soudan de ne pas soutenir l’opposition armée sud-soudanaise (d’où le nouveau rôle de médiateur que nous avons évoqué), ils ne semblent pas exercer la même pression quant au rôle du Soudan en Libye.

Quittons le ‘triangle du diable’ pour aller du Pakistan. En mars 2018 vous avez sorti chez Dargaud la bande-dessinée ‘Guantánamo Kid, l’histoire de vraie de Mohammed El-Gorani’, avec le soutien d’Amnesty International. Vous y livrez le récit d’un jeune garçon originaire du Tchad et habitant l’Arabie Saoudite, ‘au mauvais endroit au mauvais moment’. Arrêté au Pakistan au lendemain des attentats du 11 septembre, il est l’un des plus célèbres prisonniers de la base militaire américaine de Guantánamo à Cuba. L’un des plus jeunes et l’un des seuls Noirs aussi. Il va connaître la torture et il faudra huit ans pour que son innocence soit reconnue. Retourné au Tchad, il rejoint ses frères au Soudan où il sera arrêté, puis s’échappera pour retourner vivre au Tchad.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Mohammed El-Gorani ? Que symbolise-t-il à vos yeux et qu’est-il devenu depuis sa libération ?

L’histoire de Mohammed est non seulement extraordinaire, mais il est aussi un personnage très attachant, et un excellent narrateur de sa propre histoire. Quand je l’ai rencontré en 2010, peu après sa libération, j’ai tout de suite senti que son histoire était exceptionnelle. Au départ, c’est l’histoire d’un migrant comme un autre, un adolescent qui rêve d’une vie meilleure et part, véritablement, à l’aventure, avec toute la prise de risques que cette aventure peut comporter. Certains meurent noyés en Méditerranée, lui se retrouvera à Guantánamo… Je ne cesse de rencontrer et de recueillir les récits de jeunes Africains qui sont partis à l’aventure de la même façon, au Darfour et ailleurs. Je suis bien conscient que le Darfour génère moins d’intérêt que Guantánamo, et mon livre sur le Darfour, bien qu’il raconte des histoires tout aussi incroyables, n’a pas eu autant de lecteurs que Guantánamo Kid. Je suis aussi conscient que l’histoire de Mohammed peut faire réfléchir aux Etats-Unis même, ce qui était le souhait de Mohammed lorsqu’il me l’a racontée… Alors que tout le travail que j’ai pu faire sur le Soudan a beaucoup moins de chances de toucher les Soudanais.
Quant à Mohammed, après des années d’errance, le HCR l’a reconnu comme un demandeur d’asile : il leur reste à le reconnaître comme un réfugié et à trouver un pays qui accepterait de l’accueillir, ce qui peut prendre du temps. Je croise les doigts et continuerai à l’aider autant que je le pourrais.

Nous avons pour habitude de conclure nos interviews en laissant la parole à la personne à qui nous posons les questions. Libre à vous d’évoquer en quelques lignes un sujet particulier, des récents événements ou une situation qui a retenu votre attention que vous souhaitez faire partager à nos lecteurs.

La question qu’on me pose souvent est ce que l’on pourrait faire, depuis la France, pour venir en aide aux victimes de la guerre au Soudan. La réponse n’est pas facile, car pour ma part je ne crois pas que les citoyens européens peuvent facilement avoir une influence sur un conflit lointain, et même sur les politiques menées par la France en Afrique. Aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, par moment, des citoyens ont pu se mobiliser massivement et interpeller leurs représentants parlementaires, parvenant à pousser ceux-ci à interpeller à leur tour, voire influencer, le pouvoir exécutif quant à ses politiques au Soudan. Mais je crois qu’en France c’est une toute autre affaire : la politique étrangère, et particulièrement la politique africaine, reste strictement régalienne. Même durant le précédent quinquennat, où le Parlement était un peu plus fort, il n’y a pas eu de changement à ce sujet. Alors actuellement, avec un exécutif plus régalien que jamais, et un Parlement plus faible que jamais, j’ai peu d’espoir. Il suffit d’écouter les auditions parlementaires récentes sur le rôle de la France dans le conflit au Yémen… Je note au passage que la France et le Soudan sont aujourd’hui dans le même camp au Yémen et dans le Golfe en général, de même qu’ils ont été de facto des alliés militaires contre Kadhafi en 2011… Entre ces intérêts communs en terme de politique internationale, et la coopération en matière anti-terroriste et sur la migration, le Soudan et l’Europe n’ont jamais été si proches, et nos dirigeants considèrent désormais l’opposition soudanaise et la Cour pénale internationale comme des nuisances qui compliquent ces relations. Sur le terrain, dans les zones de guerre au Soudan ou dans les camps de réfugiés au Tchad, les victimes du conflit semblent plus désespérées que jamais. Ils ont perdu toute illusion sur la communauté internationale. Un jeune du Darfour qui n’aurait aujourd’hui qu’une vingtaine d’années est quelqu’un qui vit en guerre depuis l’âge de sept ans, et n’a que peu d’espoir en terme d’accès à l’éducation ou à un emploi… C’est ce qui explique que de plus en plus de ces jeunes n’ont d’autres choix que de partir à l’aventure. Certains deviennent des bandits armés qui écument tout le Sahara, quand d’autres, plus paisibles, partent vers l’Europe tout en connaissant parfaitement les risques – mourir de soif au Sahara, noyé en Méditerranée, ou sous la torture en Libye.
En 2007, la revue Mouvements me demandait ce que la France pouvait faire au Darfour et je répondais : “Si la France veut se montrer généreuse envers le Darfour et ses habitants, elle peut le faire facilement en accordant l’asile politique aux nombreux Darfouriens qui échouent chez nous et sont systématiquement soupçonnés d’être des immigrés économiques.” Aujourd’hui, la France abrite la plus importante communauté de demandeurs d’asile soudanais en Europe (plus de 10.000 personnes. La raison de leur présence, la guerre dans leur pays, est évidente. C’est donc vraiment le moment de les accueillir comme il convient, et c’est sans doute ce que la France a de mieux à faire.



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